L'écoute de nos viscères

L’écoute de nos viscères au service d’une communication consciente.

Propos de Laurent Neury recueillis par Pierre-André Chappot

D’où t’est venue cette idée d’écouter les viscères ?

Je pratique l’écoute depuis plusieurs années. J’œuvre pour des associations offrant une écoute par téléphone et je me suis formé entre autres à l’approche de la Communication NonViolente (CNV) auprès de Marshall Rosenberg. J’ai été fasciné par la profondeur de l’écoute empathique telle qu’elle était présentée dans les ateliers de Rosenberg. J’y ai observé un phénomène étonnant : un niveau de connexion entre les personnes qui n’a plus rien à voir avec les discussions que je connaissais jusque là. C’était comme si les pensées, notions, idées disparaissaient dans le décor pour faire place à une sorte de magma issu des tripes.

C’est donc l’approche de Rosenberg que tu nommes « écoute des viscères » ?

Je dirais que c’est du Rosenberg revisité : j’accorde une valeur fondamentale à la clarification des sentiments (signaux) et des besoins (énergie vitale), telle qu’elle est recommandée par le processus de la CNV. L’attention portée aux sentiments et besoins occupe d’ailleurs une place importante lors de chaque séance d’écoute. Mais j’ai bien observé Rosenberg, particulièrement durant les séances de guérison qu’il anime dans ses stages de formation. Je l’ai regardé se connecter à la personne souffrante. Ça n’a vraiment plus rien à voir avec un échange de paroles. Il accompagne la personne dans une vertigineuse « descente aux viscères ». C’est ce moment de plongée de la personne en elle-même qui m’a fasciné.

Elle se met à communiquer avec elle-même de manière étonnamment consciente. Voilà pourquoi la MCE (Maison du changement par l’écoute) est tellement attachée à cette notion de « communication consciente ».

Et pourquoi pas alors se contenter d’appliquer le processus de la CNV ?

Parce qu’à un certain moment, des approches plus centrées sur des sensations corporelles me paraissent plus efficaces ou plus puissantes pour dépasser le mental.

En effet, la meilleure technique de communication rencontrera toujours sa limite quand nos blessures affectives se mettent à hurler.

Et aussi parce que la CNV s’appuie sur les mots pour aider la personne à se relier à son ressenti. Il peut arriver que ces mots stimulent chez certains l’activité mentale, la réflexion, la rationalisation, … et les coupent parfois de ce qu’ils ressentent.

Tu invites dans ce cas la personne à tourner ses yeux et ses oreilles du côté de ses viscères.

Et qu’est-ce qu’elle y trouve ?

Des boyaux noués, un souffle coupé, une boule au ventre, une gorge serrée, de la chaleur, un océan d’énergie, …

Ok, ok, je vois mieux.

Si je t’ai bien suivi, tu te situes du côté des approches psycho-corporelles, non ?

Je ne touche pas les gens. Je ne les fais pas bouger. Je ne cherche pas à ressentir ni influencer leur flux magnétique ou leur énergie.

Je les écoute, je me tais, je reflète leurs sentiments et besoins quand je l’estime utile, et je les laisse ainsi se connecter doucement à eux-mêmes, entrer en eux-mêmes.

Mais s’ils rencontrent un obstacle dans leur exploration ou une douleur qui les ramène à la surface, oui, j’ai une préférence pour partir alors à la pêche aux sensations corporelles.

Passer par le corps, c’est aider notre mental à ralentir, trouver du repos, s’apaiser, débrancher provisoirement pour laisser les émotions surgir et transmettre leurs précieuses informations.

Les tensions peuvent en effet être des émotions cristallisées dans le corps, des messages qu’il est important de pouvoir écouter, accueillir, décoder. Elles sont parfois porteuses d’une douleur de l’âme : panique, solitude, abandon, impuissance, détresse, néant.

Identifier ces sentiments, les amener à la conscience, c’est se donner la possibilité de voir quels sont nos besoins non satisfaits ou nos valeurs bafouées.

Que fais-tu concrètement pour aider les gens à visiter leurs viscères ?

J’utilise trois portes d’entrée à choix : le focusing, l’imagerie mentale, le jeu de rôles avec empathie.

Dans le focusing, j’invite simplement à se détendre, identifier une tension, la visiter, la décrire, et en laisser émerger un sentiment et un besoin.

Avec l’imagerie mentale, je guide aussi la personne vers une tension, mais cette fois-ci pour aller y puiser une image. Puis je l’aide à suivre le cours de cette image, sa transformation, les sentiments qu’elle suscite.

Le jeu de rôles met en scène et amène à dialoguer deux personnes (jeu de rôles externes) ou deux parties d’une même personne (jeu de rôles internes). Cette troisième porte d’entrée est moins directement centrée sur les sensations corporelles. Dans ce cas, c’est plutôt l’identification au rôle et l’empathie reçue par le sujet qui l’aident à plonger dans ses tripes.

Pourrais-tu me décrire de manière plus palpable l’impact de cette approche ?

Avec plaisir.

Un ami me disait la douleur ressentie au moment où, dans un groupe, une personne est arrivée et a attiré toute l’attention de l’animateur. Il s’est senti immédiatement exclu et s’est enfermé dans sa coquille. C’était récurent chez lui et ça l’attristait profondément de réagir ainsi. Il voulait y voir plus clair et améliorer sa situation.

A un moment de notre entretien d’écoute, je lui ai demandé s’il ressentait du vide au fond de lui. Il s’est énervé en me disant : « Comment, du vide ? Tu veux m’imposer ton vide ! » La notion de « vide » avait généré une puissante résistance en lui. Le dialogue s’est poursuivi ainsi (imaginer un rythme très lent et des silences) :

  • « Ok. Remets-toi dans la situation que tu as vécue dans ce groupe, et laisse monter une image.

  • … je suis sur un bateau…au milieu d’un lac…un lac sans bords…avec un ciel noir, lugubre, couvert …

  • Quel est le sentiment ?

  • J’ai peur.

  • Accentue cette peur. Si l’image se modifie, tu me dis ce qui se passe.

  • Les nuages sont toujours plus noirs.

  • Qu’est-ce que tu ressens ?

  • Là, je ressens le néant.

  • Ok. Alors accentue ça.

  • Je tombe dans le vide.

  • Accentue-le. Et dis-moi si quelque chose se modifie.

  • …les nuages s’estompent… mais je ne vois toujours pas les bords… je me sens plus paisible… j’entends des clapotis… le bord ne doit pas être très loin…

  • … il y a du soleil…

  • Respire cette harmonie et cette paix à travers tout ton corps. Accentue. »

Après une telle imagerie mentale, la personne s’apaise et trouve de nouveaux repères. Elle sait qu’elle abordera une telle situation avec une nouvelle conscience.

Je vois bien la détente et la confiance retrouvées par la personne écoutée. J’aimerais voir aussi l’impact sur son comportement. Tu aurais un autre exemple ?.

J’accompagnais une éducatrice torturée par le fait de devoir exiger d’un enfant qu’il prenne sa douche. Elle se fatiguait de plus en plus à son travail, trop souvent déchirée entre les exigences fixées par l’institution et ses valeurs personnelles. Faire aller cet enfant sous la douche alors qu’il opposait de la résistance, c’était lui faire du mal. Et l’idée de lui faire du mal lui fendait son cœur à elle.

Je l’ai guidée dans un moment de focusing.

En quelques minutes, elle s’est rappelée (elle ne le découvrait pas à cet instant) qu’elle avait été fréquemment mise à l’écart quand elle était gosse. Son corps lui a offert ce souvenir pénible ; elle a pu sentir à nouveau sa douleur d’enfant mise à l’écart.

Elle a soudain fait le lien entre ce souvenir douloureux et sa situation professionnelle : l’exigence de la douche était associée tout au fond d’elle à un rejet, une petite mort vécue en tant que gosse : « Si j’insiste trop pour qu’il prenne sa douche, il va croire que je ne l’aime pas ; je ne peux en aucun cas lui imposer ça ! »

Le focusing a permis dans ce cas de contourner une rationalisation pédagogique (on ne doit pas imposer quoi que ce soit à un enfant) source de souffrance (j’aime mon travail mais je cours droit au burnout).

Le méli-mélo mental a fait place à une vision apaisée et reliée à l’actualité de la situation professionnelle. Dès que l’occasion s’est présentée, elle a abordé l’enfant avec la conscience suivante : « C’est avec plaisir que je vais entrer en confrontation avec toi pour que tu prennes ta douche, parce que je t’aime et que je m’intéresse à toi. Tu as besoin de repères précis sur la question des soins corporels. Je vais te les donner et te dire que ce n’est pas négociable. Et moi je serai bien avec ça, quelle que soit ton interprétation temporaire de la situation. »

Merci Laurent pour ces éclairages. Je vois mieux maintenant la valeur de cet outil.

C’est ce genre de petits miracles qui se passent durant nos séminaires.

Tu comprends pourquoi j’adore ce métier : aller à la rencontre des gens, les aider à s’exprimer et à se re-connecter avec eux-mêmes.